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La réception du concept de genre en Droit : le dilemme de la différence...

Réflexions croisées sur la légitimation juridique du sexisme et du spécisme

Par Tiphaine LAGARDE (Doctorante en droit et auteure) et Dakota LANGLOIS

« Ils nous apprennent que le droit fait plus que légiférer sur une réalité préétablie. L'exception arrache à la règle les dehors sous lesquels elle se rend acceptable. Les cas limites démasquent les idéologies qui soutiennent le droit existant et empêchent de le transformer.

Dans le contexte actuel de forte juridisation des questions politiques, on a pu dire que le droit devait nous « donner des repères » -

comme si nos États étaient devenus de grandes crèches gardées de tisanière pastorale ».

Marcella Iacub, « Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique » (1)

 

Ce texte étant destiné à une intervention publique, le style oral a été conservé.

Les origines du mal ?

 

L’époque moderne se plait à puiser la soumission des femmes dans l’origine même de notre civilisation chrétienne : la Genèse.

 

Après tout et à en croire la Bible, au commencement était la différence de sexe puisque « Dieu créa les êtres humains comme une image de lui-même, il les créa homme et femme » (2).

 

Certains auteurs (3) en font toutefois une lecture plus subtile car selon eux, en réalité, dans le texte original hébreu de la Bible, les mots « homme » et « femme » apparaissent, non pas lorsque les humains sont créés (ils ne sont encore que « mâle et femelle » - Genèse 1), mais seulement lorsqu'ils se rencontrent l'un l'autre (Genèse 2).

 

Selon ces deux textes, Dieu ne crée que la possibilité des humains mâle et femelle - l'humain ne devient homme et femme que par la relation entre eux, ce qui pourrait laisser entendre qu’une certaine idée de la théorie du genre était déjà présente dans la Bible.

 

Quoi qu’il en soit, cette brève incursion biblique démontre qu’à l’origine il ne s’agissait que de différence et pas encore d’inégalité...

 

Pourtant force est de constater que cette différence a presque toujours et partout amené une hiérarchie entre homme et femme, jusqu'à pratiquement effacer l'autre donnée : leur ressemblance et leur égalité en dignité. La hiérarchie ainsi instaurée a alors fatalement entraîné son corollaire d'inégalités : la malheureuse initiative d'Eve aux conséquences sexuées puisque la femme accouchera dans la douleur (4), etc...

 

Le déluge de littérature et de débats sur la question remonte au moins depuis le début de l’histoire de l’humanité et nous n’y reviendrons pas ici.

 

Mais comme tout texte, c’est l’interprétation, ou plus exactement l’utilisation, qui en fut faite qu’il faut contester car c’est à l’initiative de la société toute entière, ou plutôt de son système normatif, que cette différence s’est ainsi progressivement muée en inégalité.

 

La réception par le Droit de l’idée d’une prédominance masculine.

 

Ainsi longtemps, le Droit s’est fait le porte-parole de cette prédominance masculine ancrée dans notre tradition judéo-chrétienne.

Prenant pour modèle le patriarcat en le légitimant, il a posé pour « acquis » des principes tels que la patronymie, la puissance paternelle, l’incapacité de la femme mariée...

 

Mais peut-on parler d’une véritable et simple réception par le Droit des préceptes religieux ?

 

Ainsi que le notait le Doyen Carbonnier dans un article demeuré célèbre :

 

« Dans la perspective où nous nous situons, on ne saurait parler de réception, parce qu’il n’y a pas eu d’adoption directe des normes religieuses par le système juridique.

 

Elles ne sont devenues règles de droit que par l’intermédiaire, la médiation d’autres systèmes normatifs.

 

Elles y sont passées, s’affaiblissant au passage, se dépouillant de la religion pour n’en conserver qu’une religiosité. La morale est un de ces systèmes de transition.

 

On en pourrait citer d’autres : la culture, les bonnes mœurs, voire le droit naturel. Mais la morale est, par excellence, la religion de ceux qui n’en ont pas. (...) ce n’est pas avec le christianisme que le code civil a traité directement, c’est avec la morale médiatrice.

Elle fait écran devant la religion, et l’écran se fait icône, idole, fixant sur elle l’adoration » (5).

Ce passage nous paraît essentiel puisqu’il démontre magistralement qu’en ce qui concerne la domination de l’homme sur la femme, c’est par le prisme de la morale (et donc d’une poignée de personnes) que cette idée s’est introduite dans le Droit jusqu’à devenir règle normative.

 

Ainsi s’opposer au patriarcat, ce n’est pas s’opposer aux droits des hommes, mais aux privilèges injustes qu’ils se sont arrogés par le droit et la tradition. La nuance semble subtile mais elle est fondamentale.

 

Notre propos est alors de montrer comment la « différence » s’est progressivement muée en « inégalité » ; comment le Droit, dans sa fonction d’organisation de la société, a participé à cette mutation et comment la « théorie du genre » remet en cause aujourd’hui ce présupposé d’une supériorité de l’homme sur la femme.

 

Qui dit légal, dit « juste »...

 

Le droit n'est pas et n’a jamais été une technique neutre, du moins c’est ce que nous pensons. Il joue une influence réelle sur les moeurs et la société.

En légitimant certaines idées ou valeurs par le prisme de la normativité, il les rend « justes » aux yeux de la société.

Ce processus de légitimation trouve un écho particulier dans la matière qui nous intéresse.

 

Le genre, extraire l’appartenance sexuelle de la nature.

 

Comment définir le « genre » ?

 

Est-il même aujourd’hui un véritable concept et a t-il intégré le champ du Droit ?

 

Rien n’est moins certain car le concept de genre rassemble en un seul mot un ensemble de phénomènes sociaux, historiques, politiques, économiques, psychologiques qui rendent compte des conséquences pour les êtres humains de leur appartenance à l’un ou à l’autre sexe.

 

Le récent emballement autour d'une supposée « théorie du genre » qui serait enseignée dans les écoles a placé au coeur du débat public une notion, celle de « genre », jusque là confinée aux cercles universitaires.

 

Mais qu'en est-il réellement de ce gender importé des Etats-Unis mais qui renvoie très directement au « Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir ?

 

Quel est le rapport entre « genre » et « sexe » ?

 

En quoi l'élaboration de la notion de genre a-t-elle été utile aux luttes féministes, et à la définition de la femme comme sujet à part entière ?

 

Tout l’enjeu est celui « d’amener les sexes hors de la nature, de l’impensé, du pré-social, et de les projeter dans l’histoire, dans le social et dans le politique » (6).

 

C’est dans les années 1970 que la notion de « genre » a pris le sens de « sexe social » dans des travaux d’inspiration initialement féministes, pour désigner la différenciation sociale des sexes et dégager les catégories d’« homme » et de « femme » d’une vision naturaliste.

 

Ainsi que le remarque Lorena Parini : « Comme tout concept en sciences humaines et sociales, celui de genre n’est pas univoque, car il peut signifier plusieurs approches différentes voire divergentes de ces phénomènes : sexuation des comportements, constructions identitaires, rapports et inégalités entre femmes et hommes etc... » (7).

 

La remise en cause nécessaire de l’influence du fait biologique sur le Droit.

 

Ce qui nous semble fondamental dans l’utilisation et l’émergence du concept de « genre », c’est qu’il cherche à déconstruire l’influence du fait biologique sur le Droit (sur la création de la règle de droit).

 

Le problème nous semble se poser dans les mêmes termes pour le spécisme (différenciation de l’espèce) : le Droit semble rendre immuable la frontière de l’espèce.

 

Avançant des arguments biologiques, elle retranscrit la barrière existant entre l’espèce humaine et les autres espèces sous forme d’une opposition entre personnes (êtres humains) et les choses (tout ce qui n’est pas un être humain).

 

Cette opération de distinction-opposition à laquelle procède le Droit qui s’obstine à maintenir les animaux non humains dans la catégorie de « choses » légitime ainsi le rapport de domination d’une catégorie sur l’autre, censé reposer sur une réalité biologique.

Pourtant si c’est de ressemblance biologique qu’il s’agit, pourquoi n’éprouvons-nous aucun remord à placer les animaux dans la même catégorie qu’une chaise et pourquoi lui refuse-t-on la qualification de personne ?

 

L’obstacle ne nous semble pas infranchissable si l’on veut bien comprendre la différence biologique autrement qu’en termes de hiérarchie et de domination.

 

Envisager la distinction homme / femme autrement qu’en termes de hiérarchie et opposition.

 

L’usage de la notion de genre ne doit pas effacer selon nous la distinction homme / femme.

 

En effet, il nous semble que le déni des fondements biologiques de la distinction de sexe empêcherait toute réflexion sur la construction de la prédominance masculine.

 

Ainsi que le montre magistralement Sylvie Agacinski, en procédant de la sorte « on compromet toute possibilité de comprendre la construction des formes historiques de la servitude spécifique des femmes, qu’elles soient anciennes (avec la famille patriarcale) ou modernes (avec le marché prostitutionnel ou le marché biologique du corps féminin). Si l’on ne tient pas compte de la différence sexuelle, donc du pouvoir propre des femmes (l’enfantement), on ne peut saisir les modes d’appropriation dont elles ont été ou sont encore l’objet » (8).

 

Notre idée est alors de montrer que tout en constatant et acceptant la différence (qu’elle soit celle du sexe ou de l’espèce), elle ne doit pas se muer en inégalité.

 

Ce qui nous gêne ce n’est pas que le Droit prenne pour appui les données biologiques dans l’élaboration des règles et classifications juridiques, c’est que ces classifications ou distinctions finissent par générer un rapport de domination d’une catégorie sur l’autre (l’homme sur la femme, les animaux humains sur les animaux non-humains). Ainsi le même problème se pose concernant la question des droits à accorder.

 

Peut-on et doit-on reconnaître les mêmes droits aux animaux et aux humains ?

 

Ce n’est pas être spéciste que de considérer qu’un cochon n’aurait aucune utilité à se voir reconnaître le droit de passer le permis de conduire alors qu’il sera utile à un être humain.

 

De même en quoi serait-il pertinent d’accorder le droit à l’avortement à un homme ?

 

Et nous pourrions multiplier à l’infini les exemples... L’égalité ne doit pas s’entendre comme un égalitarisme aveugle sinon nous serions contraints de condamner un lion pour infanticide lorsqu’il tue ses petits dans l’espoir de préserver son territoire. Nous percevons ici les limites d’un Droit fait par les hommes et pour les hommes...

 

Différence versus inégalité.

 

D’un point de vue étymologique, la « différence » signifie seulement l’absence d’identité de similitude entre deux personnes ou deux choses.

 

Ainsi théoriquement, la « différence » de sexe ne postule pas l'inégalité... Mais force est de constater qu’elle est un terrain propice à la naissance d'inégalités. Certaines différences sont juridiquement considérées comme logiques ou incontournables, quand des inégalités sont discriminatoires ou injustes et, partant, doivent être combattues.

La différence semble naturelle, quand l'inégalité serait injuste.

 

Le problème vient du fait que le Droit retient une distinction homme-femme essentiellement biologique, par tradition.

 

En effet, le Droit repose sur le fait que les êtres humains sont des créatures corporelles.

 

Les femmes ne peuvent donc être traitées de façon identique aux hommes, si l'on tient compte, par exemple, de la capacité d'enfanter des femmes.

 

Si cet état de fait soulève la nécessité d'identifier les différences, il présente également le danger de nourrir ce qu’il convient d’appeler le déterminisme biologique et par suite l’inégalité.

 

Or comment choisir de soutenir la nécessité de prendre en considération les différences sexuelles tout en insistant sur le fait que la biologie ne détermine pas la destinée des femmes ni celle des hommes ?

 

Un réel dilemme...

 

L’influence du féminisme.

 

Les mouvements féministes, vers 1960, proclamaient que « la femme est un homme comme les autres ».

 

Les distinctions entre les différentes théories féministes se situent dans l'importance qu'il convient d'attribuer à cette différence biologique.

 

En termes juridiques, la question consiste à se demander si l'égalité signifie un traitement identique (féminisme de la symétrie) ou un traitement différent (féminisme de la différence).

 

Pourtant, une nouvelle étape a été franchie ces dernières années avec l’émergence de la théorie du genre. La différence de sexe et le concept d'égalité sont aujourd’hui discutés intrinsèquement.

 

Contrairement à la croyance populaire, aucun féminisme ne nie la différence sexuelle.

 

Le genre, un « construit » comme tentative d’émancipation des distinctions juridiques.

 

La théorie du genre entend dépasser le clivage sexuel binaire homme/femme et poser le « genre » comme un construit, par opposition à un fait biologique.

 

Une nouvelle lecture de la différence homme/femme postule que « c'est la nature qui nous fait homme ou femme, mais en revanche c'est la société (sous influence de la religion, de la culture et des traditions) qui nous attribue des rôles masculins et féminins » (9).

 

Force est toutefois de constater que la théorie du genre est loin d’être acquise et assimilée aujourd’hui.

 

Ainsi au cours des derniers mois une intense polémique s’est développée en France, après que des manuels de sciences de la vie et de la terre ont repris la formule de Simone de Beauvoir selon laquelle « on ne naît pas femme, on le devient » (10). Ce qui a déclenché une salve de critiques, d’inquiétudes et de protestations.

 

Bien que peu connu des juristes, le concept de genre présente pourtant un intérêt dans l'analyse du droit. Son utilité réside notamment dans sa capacité à renouveler la réflexion sur l'égalité. Le concept de genre permet en effet d'accéder à une compréhension nouvelle de l'égalité entre les sexes en Droit. `

 

Il contribue à une redéfinition du « sexe », depuis une notion strictement biologique (mâle/femelle) vers une notion sociopolitique (masculin/féminin). Ce renouvellement permet de saisir ce que des auteurs ont appelé les « rôles sociaux de sexe ».

 

Mais plus largement, le concept de genre renvoie également aux dispositifs par lesquels Droit saisit, classe et discipline les individus. Le genre remet en cause le « sexe » comme critère d’identification.

 

Des voix s'élèvent ainsi pour prôner la suppression de tout classement (le droit pourrait ainsi ne connaître que des « individus » sans avoir à dire ou savoir s'ils sont de sexe masculin ou féminin) (11).

 

Mais est-ce en gommant toute référence au sexe que l’on parviendra à une égalité juridique parfaite entre les hommes et les femmes ?

 

Le rôle du Droit dans la création de l’inégalité.

 

Il ne s’agit pas selon nous de contester la différence physiologique entre les sexes. Mais ainsi que le défend Judith Butler, « la matérialité biologique ne prend un sens dans nos vies que grâce à l'existence d'un ordre symbolique (langage, normes, identités). Le naturel et le culturel sont imbriqués au point qu'il est impossible d'en fixer la limite » (12).

 

Ce qui peut alors nous apparaître comme « normal » n’est en réalité que l’apparence du naturel... C’est là que réside le coeur du problème.

 

Le genre peut-il être appréhendé comme une une construction dont chacun peut se saisir pour prendre de la distance avec l'ordre biologique, social et juridique, pour s’émanciper ?

 

La question mérite d’être posée : le Droit n’est-il pas un des piliers de l’ordre social où l’inégalité (entre les sexes) trouve à s’exprimer ?

 

Participerait-il à cette inégalité et en quoi la légitimerait-il ?

 

Il faut nécessairement rappeler qu’il aura fallut attendre la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes du 4 août 2014 pour que disparaisse l’emblématique expression juridique « en bon père de famille ».

Ces réformes de « façade » ne peuvent toutefois nous faire sérieusement penser aujourd’hui que le Droit serait le lieu d’une parfaite égalité homme / femme. En réalité, le sexe en droit, tout comme l’espèce, constitue une barrière qui vise à écarter tout ce qui pourrait conduire à remettre en cause le dispositif de domination organisé depuis des millénaires.

Ce processus est contestable en ce qu’il démontre l’incapacité du Droit à dépasser la réalité biologique.

 

Ainsi que l’expose magistralement, Marie-Anne Frison Roche, « le droit s'anéantit lorsqu'au lieu de recevoir des informations extérieures, dont la biologie fait certainement partie, il se couche pour laisser une idée l'imprégner tout entier et devenir sa Loi unique, placée au centre. Le fonctionnement exogène des choses, l'engendrement, l'affection, les races, etc., devient sans métamorphose ni filtre la Loi du droit. S'il n'y a plus de transformation, alors ce qui apparait comme la normativité juridique n'est qu'un masque pour cacher l'absence totale de droit » (13).

 

Repenser la distinction entre les hommes et les femmes, entre les animaux humains et les animaux non humains.

 

L’acte de distinguer n’est pas neutre, il ne peut l’être. Si l’on admet qu’une distinction trouve une assise dans la nature, alors il deviendrait impossible de la modifier.

 

La distinction homme/femme est ainsi généralement conçue comme une opposition et une émanation du donné (réel).

 

Dès lors qu’il est acquis que des distinctions comportent un fonds naturel immuable, il n’est pas possible de comprendre les situations qui ne correspondent pas à leurs critères autrement qu’en les considérant comme des exceptions, des fictions ou des situations sui generis.

 

Chloé Lemoine rappelle ainsi que « Si distinguer revient à discriminer, discerner suppose une pleine conscience des différences de situation nécessaire à l’égalité du droit.  La manière de distinguer est liée à la conception de la justice d’une société. Dés lors, on comprend que les distinctions puissent être à la fois la cause et la mesure du droit dont la légitimité dépend de son aptitude à cerner les problématiques sociales mais aussi à y répondre en rendant à chacun le sien, selon la célèbre maxime » (14).

 

La recherche de l’égalité et la condamnation de la discrimination peuvent alors conduire le Droit à revenir sur des distinctions jusqu'ici posées en terme d’opposition.

 

Analogie entre sexisme et spécisme.

 

Des liens peuvent ainsi être tissés entre la théorie du genre (qui entend nier toute différence sexuelle) et la mouvance antispéciste.

 

Le spécisme, c’est cette discrimination fondée sur l’espèce et qui conduit à mépriser les intérêts des animaux non humains. Le concept est apparu dans les années 70 par analogie avec ces autres discriminations moralement arbitraires que sont le racisme et le sexisme. Le terme a été popularisé par le philosophe Peter Singer dans son fameux livre « Animal Liberation » (15).

Le mouvement antispéciste est donc un mouvement pour la justice qui refuse de voir l’appartenance à une espèce comme un critère moral suffisant.

 

L’analogie entre spécisme et sexisme a un fondement historique : « la justification idéologique de la soi-disant infériorité des femmes s’est faite en les assimilant à des animaux » (16).

 

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer rappelle notamment qu’au XVIIIème siècle par exemple, l’idée de donner des droits aux femmes semblait aussi saugrenue que celle d’en donner aux animaux. Oppression des femmes et oppression des animaux relèvent des mêmes présupposés : la supériorité d’un dominant sur un dominé, une supériorité induite par la religion, la culture, l’économie et légitimée par le Droit.

 

Alors la question mérite d’être posée : n’y a t-il pas une analogie entre la théorie du genre qui entend supprimer toute inégalité fondée sur la différence de sexe et la théorie antispéciste qui entend quant à elle supprimer toute inégalité fondée sur l'espèce ?

 

Par rapport à ce que nous avons développé précédemment, et uniquement dans l’optique du droit, il existe indéniablement des connections entre ces différentes formes de revendication...

 

Ainsi que le remarque Elise Desaulniers, « Les luttes féministes ont été (et sont toujours) marginalisées, démonisées, ridiculisées et ignorées parce qu’elles ébranlent les fondements les plus profonds de nos sociétés. De même, toute tentative de remettre en question l’exploitation des animaux et la consommation de viande est perçue comme une attaque aux traditions, à l’ordre établi » (17).

 

Nous pouvons lire également sous la plume de la célèbre juriste Carol J. Adams que le spécisme et le féminisme luttent contre la volonté d’appropriation du mâle, qui s’exprime pareillement dans la chosification et l’instrumentalisation des femmes et des animaux : « La littérature et la théorie féministes ont établi de façon répétée des parallèles entre les expériences des femmes et celles des autres animaux. Les animaux sont de la viande, des cobayes pour des expériences, et des corps objectifiés ; les femmes sont traitées comme de la viande, comme des cobayes, et comme des corps objectifiés » (18).

 

En réalité, le féminisme consiste avant tout à se battre contre la manière dont le patriarcat rejette les intérêts et la subjectivité de certains au bénéfice d’êtres arbitrairement désignés comme étant « supérieurs », tout comme l'antispécisme lutte contre la domination d'une espèce sur une autre.

 

L’inscription juridique des animaux dans la catégorie des « choses » ou l’organisation d’un système de domination.

 

Le débat actuel sur le statut juridique de l’animal témoigne de la difficulté du Droit à appréhender le « vivant » au travers de la summa divisio personne / chose. Instrument de connaissance du droit par la classification qu’elle propose, la distinction entre les personnes et les choses est progressivement devenue un moyen d’orientation de la pensée et surtout un moyen de subordonner les choses (objets de droit) - parmi lesquelles on trouve l'animal - aux personnes (sujets de droits). Ces distinctions qui structurent depuis des siècles notre Droit (personne/choses, homme/femme) empêchent aujourd’hui toute évolution vers l’égalité entendue comme absence de toute discrimination entre les êtres vivants.

 

La distinction est progressivement devenue un outil au service de la puissance juridique dans le but de légitimer la création d'inégalités. Traditionnellement conçue comme une émanation du donné, la distinction entendue comme opposition conduit à enfermer le droit dans une pensée systémique.

 

Le caractère rigide de la bipartition du réel selon le Droit : sujets de droit et objets de droit.

 

Le Droit a subtilement glissé d’une distinction personne / choses à celle de sujet / objet. Ainsi que le relève Yan THOMAS, « l’opposition métaphysique du sujet et de l’objet fonde toute notre vision du droit. Dans ce partage entre le domaine subjectif de l’action et le domaine objectif des choses, entre liberté de la personne et passivité de la nature, il n’y a pas de place pour les notions ambiguës ou médianes, qui relèveraient à la fois de l’être et de l’avoir » (19).

 

Les personnes sont sujets de droit et disposent de la personnalité juridique leur permettant d’agir sur la scène juridique alors que les biens sont objets de droit et à ce titre sont dépourvu de toute possibilité de se voir reconnaître des droits.

La relation « sujet- objet » sera posée en termes d’opposition, de façon à assurer une hétérogénéité absolue entre ces deux réalités.

 

Ce qui n’était alors qu’une distinction (personne/choses) deviendra une opposition (sujet/objet). Nulle confusion ne sera désormais admissible entre ces deux termes. On est face à un véritable axiome du système juridique, c’est-à-dire un point de départ si évident qu’on ne trouve pas de propositions plus évidentes pour le démontrer. Le rapport entre la « personne » et la « chose » a ainsi progressivement traduit une relation d’inégalité (la personne a une substantialité majeure ce qui lui fait occuper un degré d’être infiniment plus élevé que celui de la chose) et de subordination (d’un point de vue dynamique, c’est un rapport de subordination, c’est-à-dire que l’une des réalités est soumise à l’autre : la « personne est le « maître » ; la « chose » est l’objet dont on se sert) entre ces deux catégories. La « chose » est alors devenue progressivement un instrument au service de la personne, elle est tout ce qui n’est pas une personne.

 

Cette perspective n’est pas neutre.

 

Elle implique un jugement de valeur puisqu’elle instaure une opposition entre la personne d’une part et tout le reste du monde matériel de l’autre.

 

L’optique est donc anthropocentrique et place les animaux dans un rapport de domination. Ainsi les choses elles-mêmes ne sont vues qu’en rapport avec les hommes, qui sont leurs maîtres. Leur simple existence détachée de toute relation avec l’homme n’intéresse pas le droit.

 

La vision anthropocentrique du Droit ou la légitimation du spécisme.

 

L’analogie est ici très forte entre le patriarcat et l’anthropocentrisme.

 

L’inégalité juridique concernant les animaux provient d’abord de ce que les choses n’ont pas les mêmes droits que les personnes, ou plutôt qu’elles n’ont pas de droits du tout. L’époque moderne puise cette soumission dans l’origine même de notre civilisation chrétienne : la Genèse.

 

Dieu s’exprima ainsi : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance, et qu’il règne sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre » ; « Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez- la : régnez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre » (20).

 

Le désir des juristes modernes de placer la personne au centre du droit conduit incidemment à consacrer une inégalité entre les deux catégories principales de la summa divisio, à savoir les personnes et les choses (parmi lesquelles on trouve l’animal).

 

Ainsi que l’exprimait Claude Fleury : « Pour traiter le fond, il faut expliquer quelles sont les personnes et quelles sont les choses qui leur appartiennent ; et il faut commencer par les personnes, puisque tout le droit n’est établi que pour elles » (21).

 

L’inégalité s’insinue alors au coeur même de la systématisation. Elle n’est plus subjective : elle devient juridique.

Ainsi installée, elle constitue le terreau qui nourrira le droit positif et perpétue ainsi le spécisme comme le sexisme.

 

 

(1) M. IACUB, Flammarion, coll. Champ & Essais, 2009.
(2) Genèse 1, 27.
(3) V. notamment : M. BALMARY « La différence des sexes - Lecture d'un point de vue psychanalytique du récit biblique » (2005) disponible en ligne sous le lien suivant : http://departementeducationenseignement- catholique.org/10/docs
(4) « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras tes fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Genèse 3, 16).

(5) Jean CARBONNIER, « La religion, fondement du droit ? », in Droit et religion, Archives de Philosophie du Droit, tome 38, Sirey, 1993, p. 17-21.
(6) Lorena PARINI, « Le concept de genre : constitution d'un champ d'analyse, controverses épistémologiques, linguistiques et politiques », Socio-logos. Revue de l'association française de sociologie, 5, 2010.

(7) Lorena PARINI, op. cit.

(8) Sylvie AGACINSKI, « Femmes entre sexe et genre », éd. Seuil, 2012. 3

(9) Sylvie AGACINSKI, op. cit.
(10) Simone DE BEAUVOIR, « Le deuxième sexe », Folio essais, 1986.
(11) V. sur cette question : D. BORRILLO, « Le sexe et le droit : de la logique binaire des genres et la matrice hétérosexuelle de la loi », in Jurisprudence. Revue critique 2011. 263.
(12) Judith BUTLER, « Troubles dans le genre. Pour un féminisme de la subversion
», La Découverte, 2005.

(13) Marie-Anne FRISON-ROCHE, « De la loi du sang à la loi du désir », blog MAFR.
(14) Chloé LEMOINE, « La distinction en droit, une approche épistémologique », thèse Lyon 3, 2011.
(15) Peter SINGER, « La libération animale ».
(16) Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « L'éthique animale », Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2011.
(17) Elise DESAULNIERS, « Les vrais mâles préfèrent la viande - Convergences du féminisme et de l’antispécisme », Françoise Stéréo, n°1, 2014.

(18) Carol J. ADAMS, « The Sexual Politics of Meat : A Feminist-Vegetarian Critical Theory », éd. Bloomsbury Academic, Revised edition, 2010.
(19) Yan THOMAS, « Res, chose et patrimoine (Note sur le rapport sujet-objet en droit romain) », APD, n°25, 1980.

(20) La Genèse, La Création et la Chute, La Bible de Jérusalem pour tous, Ancien Testament, Les éditions du Cerf, Paris 1991, 1, 1-2, 4 a.
(21) Claude FLEURY, « L’Institution au Droit français », cité par A. J. Arnaud, « Les origines doctrinales du Code civil français », p. 158. 

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